La plaque de verre pèse plus de cinquante kilos et fait quinze centimètres d’épaisseur. Selon l’ingénieur de Snjor, c’est en fait un polymère spécifique, fait pour imiter le verre mais avec les propriétés de résistance de l’acier. J’ai enfoncé la plaque dans la mousse afin de la caler solidement à quelques centimètres de la première. L’oxygène fut rapidement absorbé. Maintenant que le vide est fait entre les deux plaques, l’isolation est parfaite. Aucune transmission de chaleur dans le vide. Cette méthode de double vitrage est la meilleure que Snjor ait pu nous offrir et pour cela, je leur serais à jamais reconnaissante. La mousse va se solidifier dans les prochaines heures et il ne sera plus possible de séparer les deux plaques sans détruire le mur dans lequel elles sont enfoncées.
J’ai fini par apposer le film électrostatique sur le verre pour terminer l’ouvrage. Voilà qui est parfait.



Je me suis assise au fond de mon vieux fauteuil, en face de ma cheminée allumée, satisfaite de mes travaux enfin terminés. L’hiver peut bien s’étirer jusqu’à la fin des temps, je suis prête. Ma maison est un bunker contre lequel cognera à jamais le froid et le vent.
J’ai attrapé ma plume la plus affutée et je me suis remise à l’ouvrage. Mes plus beaux poèmes sont ceux qui découlent de mes impressions de sécurité, quand je sais que rien ne pourra plus m’atteindre. Je ne peux pas perdre cette occasion.

Apaisée, soulagée, j’ai jeté quelques mots sur le papier.

…Ce soir, j’ai comme un air en tête…

Comme une sensation de déséquilibre. Le monde tout entier a pivoté de quelques degrés. Mon cœur s’est empli de ces milliers de concepts que je n’aurais jamais crû accessibles, comme une outre plongée dans la mer, gonflant fièrement par eux et pour eux.

Mon crayon fut posé sur la feuille.

Les mots glissent seuls. Ils jaillissent hors de moi dans un torrent d’encre et de poésie. Je pensais toujours l’acte de création difficile, enfanter des idées dans la douleur et l’impatience de l’art… Cette fois est une exception.
Il ne me reste plus qu’à détruire cette lettre. Encore. Un pincement au cœur et un froissement des mains alors que j’approche du feu.

Non. Non, ces mots sont trop beaux pour être détruits. Mais… Ces mots ne semblent pas m’appartenir.
Ces mots ne sont pas à moi. Ils possèdent une fluidité qui ne vient pas de mes pensées. Mes rouages crissent, croquent dans le métal et rouillent à l’eau de l’exécution quand il vient le moment de passer des idées au papier. Non. Ces mots ne sont pas à moi.

Je ressens toujours cette sensation étrange. Une inspiration presque divine, irréelle.

Un mouvement. Je ne suis pas seule. Quelqu’un se trouve dehors. Est-ce lui qui ?…


« Qui est là ? »

Je suis là, contre les parois de ton esprit et de tes doutes, croquant à pleines dents ce qui pose des murs entre toi et ton art.

Scratch

Je ne serai jamais aussi douée que ces gens que j’admire.

Scratch

Scratch

Ce que j’écris ne vaux pas la peine d’être lu.

Scratch

Scratch

Qui suis-je pour prétendre produire quelque chose de valeur ?

Scratch

Je ne suis personne et je n’arrive pas à progresser. Quand je me relis, c’est si moche… pourquoi ne pas tout supprimer ?

Scratch

Scratch

Scratch

Pourquoi mon niveau fluctue autant ? Condamnée à ne pas pouvoir…

Scratch

Scratch

Nous ne sommes pas tous égaux devant l’art, c’est trop difficile.

Scratch

Scratch

Je ne peux… J'aimerais... Si seulement...

Scratch

Tombent. Tombent les murs. Tombent les doutes et les faiblesses. Tombent.

J’ai conduit toutes tes idées vers la lumière. J’ai ouvert toutes ces fenêtres dans ta tête que toi seule choisis de garder closes, balayé la poussière de tes complexes pour en révéler le sol.

Le crayon tourne, courbe et délie, de longues phrases coulent et deviennent réelles, passent de tes yeux à tes doigts, de ta plume au papier. Noir sur blanc, lignes courbes sur surface plane.

« Qui est là ? »

J’ai cessé d’irradier mon inspiration. Le torrent s’est tu. D’une pensée, j’ai coupé les vannes.

Je suis devenu Elle. Mon corps a cessé d’être ouragan pour être matière. J’ai modelé chacune de mes cellules pour refléter tout ce qu’elle est.
De longs cheveux roux qui coulent le long d’un cou gracieux, et ces yeux bleus et verts qui percent jusqu’à l’acier le plus dense.

Je suis Elle.

« Qui est là ? » ai-je imité. « Qui est là ? Qui est là ? »

« Qui est là ? »

« Qui est là ? »

« Qui est là ? »

« Qui est là ? »

« Qui est là ? »

J’ai posé la main contre la vitre et je lui ai rendu son regard perplexe.

Le reflet a dansé quelques instants sur la vitre, au milieu des flocons, avant de se brouiller dans un mouvement brusque. Cette étrange sensation qui m’anime s’évapore. Disparus les mots justes, ceux qui vibrent comme des cordes bien pincées. Ai-je rompu le charme ?

Et puis… Je suis apparue.
C’est moi, là, derrière la vitre épaisse. Je me regarde et m’observe. Je suis là, et je ne le suis pas. Cette imitatrice oublie la chaleur dans mon regard. C’est moi, mais je ne suis pas humaine. Les yeux. Le secret, ce sont les yeux.

« Qui est là » A répété le reflet inhumain, « qui est là ? »

Elle pose sa main sur le verre froid, et son regard s’emplit du mien. Est-ce de la curiosité ? De l’inquiétude ? Ou tout simplement une imitation de la stupéfaction qui me tord le ventre ?

J’ai frappé du poing sur la vitre. Une fois. Deux fois.

Est-ce un monstre venu des entrailles de CLAPS ? Une créature qui aurait osé sortir de son brouillard pour s’aventurer dans les blizzards d’Aalvarma ? Est-ce seulement possible ?

Je me refuse à être imitée par quelque chose d’aussi dénué de sentiments. Ca ! Suffit !
J’ai frappé une troisième fois du poing sur la vitre.

Morceaux par morceaux, comme du sable emporté par le vent, mon visage s’est mêlé à la tempête.

Ai-je fais une erreur ? Ai-je chassé la seule chose capable de m’aider à écrire quelque chose qui ne soit pas aussitôt à jeter ?

J’ai regardé mes meubles : je possède assez d’armes pour peut-être… Y a-t-il un seul flacon qui soit capable de garder captif un Fragment d’inspiration ?
Tout m’indique que non, aucun flacon ne pourrait retenir une tempête. Malgré tout, je me dois d’essayer ou je le regretterai jusqu’à la fin de mes jours. Après tout, les Fragments ne sont que des morceaux de nos pensées, ils ne sont pas humains. Méritent-ils nos égards ?

J’ai enfilé mes vêtements les plus chauds et je suis sorti, au milieu des flocons, accompagné d’une arbalète et d’un sac empli à raz bord de petits pots en verre verrouillé par d’épais couvercles en acier. Quelques provisions sont tassées dans la poche intérieure, pour ne pas mourir de négligence comme tant d’autres habitants de ce petit monde gelé.


La nuit est bien avancée. J’ai marché contre le vent, la neige heurtant mon corps et mes lunettes de protection fermement plaquées contre mon visage. Que dois-je crier pour attirer son attention ? Dans quelle direction cette chose est-elle partie ? Continue-t-elle de me surveiller ? Ai-je une chance de la retrouver ?

Mes bottes s’enfoncent dans la neige et je trace à travers le paysage. J’ai essayé d’hurler quelque chose mais le vent aspire chaque mot et les enlève, tournoyant dans les airs, vers les nuages chargés de flocons.

L’ombre de quelque chose s’est déplacé devant moi. Quelque chose qui n’est pas humain. J’ai fermé les yeux un instant. Est-ce une bonne décision que de suivre ce Fragment jusqu’au plus grand des froids ?
Oui. Je veux les Mots Justes.

J’ai poursuivi après l’ombre, pas à pas, dans le vent et le froid de la nuit.