Un reflux d’eau salé et le sable se retire de sous ses pieds alors qu’elle chasse le cliché idéal. Visiblement la marche – et la course – n'est plus un souci. Est-ce le bouillonnement d’écume autour des cailloux vibrant au rythme du vent qu’elle désire figer sur pellicule ? La tranquillité de la petite baie sur laquelle nous marchons ? Je ne suis pas certain de croire dans la capacité d’un tel appareil à retranscrire de telles sensations, mais qui suis-je pour me poser en expert ? Je serais curieux de voir si le résultat final parvient à changer mon opinion. En attendant je me garde bien de le partager à Lou, de toute façon manifestement trop occupée à gambader comme un faon qui vient de naître pour faire attention à mes doutes.

Son schéma de pensée est… Simple et pur. Simple mais pas simpliste. J’envie ses ambitions. Il y a quelque chose de puissant à désirer quelque chose au point d’abandonner tout le reste.
Mes envies de Snjor sont motivées par des choses bien moins nobles que les besoins artistiques et scientifiques de Lou. Dois-je avoir honte de simplement désirer demander l’asile ? Survivre n’est-il pas un motif tout aussi important ?

...Alors pourquoi ai-je honte ?





Un instant mon esprit s’est égaré et je n’ai entendu que la moitié de sa phrase. M’a-t-elle parlé plus que ce que j’en ai entendu ?

Mes lunettes ? Bien entendu. Tiens.


De nouveau, les couleurs disparaissent, délavées par la faiblesse de mes yeux.
La chaleur du soleil sur ma peau semble déplacée, dans un monde ou le sable, le ciel et la mer ne se révèle qu’en teintes de gris.

Son regard devient terne lorsqu'il retire ses lunettes, et à nouveau me voila assaillie par les remords. Qui suis-je pour le priver de ce paysage en bleu et or ? Mais je dois le faire, je dois essayer, même si toute ma raison me hurle que c'est stupide et inutile. Ses paroles m'ont rendue grave. Il n'y a pas de retour en arrière possible. Si c'est la première fois que je vois la mer, c'est également la dernière. Autant mettre toutes les chances de mon coté.

Je suis retournée jusqu'au rocher-estrade et l'ai escaladé. J'ai calé mon appareil photo contre une proéminence caillouteuse, et les petites lunettes rouges devant. Couchée sur la pierre, ma robe s'imbibant de sa moiteur salée, j'ai regardé dans le viseur et ajusté la position. J'ai inspiré un grand coup, expiré tout doucement. J'ai basculé le loquet latéral, et la manivelle a fait un grand "CLAC !" sonore pour me signifier qu'elle s'était enclenchée. Ca n'a pas d'utilité, mais j'ai vérifié d'une pression qu'elle m'ofrait une nouvelle résistance. C'est le cas. Tout est prêt. La dernière fois, je n'avais tiré que du noir, mais cette fois c'est différent. Cette fois mon objectif est inondé de lumière, j'ai apporté toutes les améliorations que je pouvais, et j'ai les petites lunettes rouges. Cette fois ça peut marcher. J'ai posé ma main a plat sur mon apareil, comme on poserai sa paume sur le front d'un enfant pour le rassurer. "Tu peux le faire, mon trésor". Du pouce j'ai enfoncé le déclencheur et de l'autre main, j'ai tourné la manivelle avec la plus grande régularité que j'ai pu. J'ai calé ma respiration sur celle de la mer, et ai laissé passer cinq grandes vagues de souffle et d'eau avant de m'arrêter. J'ai rouvert les yeux, en me rendant compte que je les avait fermé pendant l'opération. Mon appareil gazouille déjà la fin de pellicule. C'est le défaut de mon invention : ça consomme. Peu importe, je prend tout de même la précaution de ré-itérer l'expérience en otant les petites lunettes rouges.

C'est fini. Plus de pellicule, déjà. De toute façon nous atteignons le bout de la lagune. Je rends ses lunettes à Cliff sans perdre le moindre instant en le remerciant encore. Je ne sais pas s'il accorde autant d'importance que moi à sa vision en couleur. Il a l'air si détaché...

J'ai rangé soigneusement mon appareil dans son étui, et remis mes chaussures. Ma blessure proteste contre cette soudaine arrivée de rigidité sous mes pieds, mais la perspective d'une arrivée prochaine me donne le courage de l'ignorer encore un peu. Ca ne devrait plus être très long.

J'ai lancé un dernier regard à la mer avant de m'aventurer dans le sentier boisé. La pellicule qui est maintenant toute enroulée coté récepteur dans les entrailles de mon appareil photo est sans aucun doute la plus précieuse de mes possessions désormais. J'espère que tout s'est bien passé lors de mes menues réparations de tout à l'heure, et que les photographies seront sans défaut.

Le bois est joli aussi, bien que moins exotique à mon regard. Le soleil filtre artistiquement à travers les feuilles, peignant des taches de lumières sur les ombres vertes des arbres. Je n'ai plus de pellicule, alors je ne m'attarde pas trop sur ce que je vois, ou je risquerai d'être déçue. L'odeur de sève, le chant des oiseaux, les branches qui roulent sous mes chaussures sur un tapis d'herbes et de feuilles mortes moltonné. La présence de mon guide devant moi me rassure. Il marche doucement mais sans hésitation, profitant comme moi de la tranquilité des lieux, tout en sachant avec certitude que sa destination est proche et prête à nous accueillir. J'espère qu'il ne se trompe pas.

Tout à coup, il pile net, et brandit son bras pour m'intimer de faire de même. Sa respiration s'est accéléré un tout petit peu, pour s'apaiser aussitôt. Je suis la direction de son regard. A quelques pas, un cerf se désaltère dans une rivière. Vu le bruit que font les branches en craquant sous nos chaussures, il nous a forcément entendus arriver. Ca ne l'inquiète pas. Ici, dans cette forêt si éloignée du monde fou des humains, cet animal n'a aucune raison d'avoir peur d'une présence étrangère.
J'avais déjà dégraphé le couvercle de l'étui de mon appareil avant de me souvenir de son inutilité. J'ai faili être décue, mais le regard de Cliff est si enchanté que pour une fois, je m'autorise à faire pareil : simplement regarder, avec rien d'autre que mes yeux, la beauté éphemère qui s'offre à moi. L'instant est magique. Je m'imagine prenant une photo mentale, et finalement c'est un peu ce que je fais. Quand le cerf a disparu derrière les fourrées en quelques bonds, je savais que cette image reviendrait se poser derrière mes paupières fermées quelques fois.

Nous avons suivi le cerf en quelques sortes. Ce chemin doit plus souvent être fréquenté par cet animal et sa famille que par les humains. C'est simplement le sentier le plus efficace pour aller d'un point A à un point B, tout en respectant la nature qui grandit perpetuellement ici. Bientôt, une odeur de fleurs vient se glisser sous celle de la sève. Discrete d'abord, puis de plus en plus pesante. En quelques pas, elle écrase tout et surplombe à elle seule tous les autres sens. Cliff se fait mystérieux, mais ce n'est plus le mystère dangereux qui gravite autour de son statut de hors-la-loi, c'est simplement le mystère malicieux d'un tout petit enfant qui m'aurait prévu une surprise. Je n'ai plus de pellicule non, mais ce n'est pas très grave, car si notre destination est ce lieu qui en mériterai, alors j'aurais certainement bientôt accès à une table et suffisament d'espace de travail pour en charger une nouvelle.

J'ai plissé les yeux sous l'afflux de lumière, et mis quelques instants à percevoir ce qui m'agressait les rétines ainsi. Des fleurs. Un immense champs de ces fleurs qui m'annoncaient olfactivement leur présence depuis plusieurs minutes. A perte de vue, des fleurs grimpant plus haut que je n'aurai pu l'imaginer, dans lesquelles disparait litéralement Cliff en riant. Je souris face à son bonheur innocent, et le suis avec plus de précaution. Ce champs doit grouiller de serpents et d'insectes malveillants. Surtout, je repère au loin le moulin qui est notre reffuge. Je m'arrête quelques instants, fascinée par le mouvement de ses pales qui tournent lentement, régulièrement, au gré du vent. Ce moulin, la mer, quelque chose d'identique dans ce mouvement régulier et fascinant. Apaisant. Comme une photographie, mais avec le charme du mouvement en plus. J'ai marché doucement jusqu'au moulin en me disant que c'était pour ça que j'avais sacrifié tous ces efforts dans mon invention.