Je me suis perdu en chemin.

Papa m’a laissé dans la rue, s’imaginant qu’il était temps pour moi d’affronter la réalité. Sans doute, je n’avais comme seule réalité que les méandres d’un laboratoire d’expérimentation et son environnement. Les fenêtres pour regarder à travers, souvent le ciel, mais aussi en bas dans la rue, regarder les gens passer, aller et venir et venir et aller. Certains pressés, d’autres errants au hasard ? Comment le saurais-je ? Je suis pas dans leurs têtes !
Et puis, il y a eu cette femme, pressée elle-aussi d’aller… j’ai oublié. Le tri sélectif. Mon cerveau fait ça, et on appelle ce processus, la mémoire sélective. Elle sélectionne ce qui encombre l’esprit. Surement pour faire de la place. C’est pas très grand une tête, et le cerveau est assujetti à cet espace étriqué.

Bref, j’ai oublié. Et j’ai mal aux pieds.

J’ai marché, beaucoup, et j’ai voyagé au hasard c’est sûr, vers n’importe où. Mais, y a un trou entre maintenant et avant que ma mémoire fasse de la place. Y avait déjà un trou, ça en fait un de plus. Si on ajoute tous les trous que ma mémoire a sélectionné depuis ma naissance, le fait que je sois né grand avant d’être petit, ça fait beaucoup. C’est plein de trou, vous trouvez pas ?
Je m’y perds un peu.
Du coup, j’ai mal aux pieds. Mais ça, c’est parce que j’ai beaucoup marché. C’est pas à cause des trous. J’ai des trous dans la mémoire, c’est inquiétant ?

Bref bis, j’ai mal aux pieds, et le reste tant pis, c’était surement pas très important.

C’est pour ça que je suis assis par terre, adossé à une immense étagère remplie de livres. J’aime lire. J’ai toujours lu depuis tout grand. J’ai absorbé la bibliothèque du laboratoire de fond en comble. Tout lu. Et j’ai rien oublié. Ma mémoire n’a pas sélectionné. Je me demande pourquoi. Elle a dû estimer qu’il y avait trop de choses à ranger, trier, sélectionner. Ma mémoire est paresseuse. Vous croyez ? Je la trouve drôle, je souris comme un enfant.
J’ai enlevé mes chaussures pour ventiler. Parce que j’ai mal aux pieds.
Je les regarde, surtout ce gros trou en plein milieu du gros orteil. C’est idiot, mais j’ai pas de chaussettes de rechange. Tant pis, après ventilation, je remballe tout et personne ne saura. Et tant pis aussi, je crois que je suis pas très propre. Je sens pas très bon non plus. Tant pis, je suis seul à me sentir.

Bref et cetera, j’ai pas trouvé le temps de m’ennuyer. Quand je me suis assis, j’ai enlevé mes chaussures, et en tirant sur celle de gauche, j’ai ripé. Mon coude plein d’élan a frappé l’étagère qui m’a tendue un livre. Ça m’a fait un peu mal au crane quand il est tombé sur ma tête, mais c’est un livre intéressant, alors sans rancune. Y en n’avait pas des comme lui dans la bibliothèque du laboratoire. Des histoires qui font sourire, remplies de rêves et de couleurs.

« Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications.  »

Cette phrase me fait rire, seul, assis contre une étagère où les livres s’entassent accoudés les uns aux autres. Je sais pas s’il est interdit de rire, et tant pis si on vient me gronder, parce que je ris, et tout le monde m’entend.
Je ris, parce que j’ai jamais été petit. Et que c’est mieux de rire, que de pleurer. Parce que j’ai décidé que la vie est belle.

Marchant et cherchant un endroit pour me reposer, ne sachant pas trop où me diriger et surtout ce que j’y trouverai. Je me gratte le crane et constate quelques prunes ici et là, résidus de mon arrivée ici.
Lève les yeux au ciel un instant, cherchant réponse à la question que je me pose.

Comment des pommes reçues sur les cranes peuvent-elles se transformer en prunes ? À voir, l’envergure de ces prunes, je les appellerais « pommes » Les gens ont de drôles de façon d’appeler les choses.
Papa et maman me l’ont dit, les humains sont des gens un peu étranges, Papa et maman m’ont lu des livres les concernant. Des livres comme « Le Petit Chaperon rouge » « Les trois petits cochons » et d’autres jolis livres comme « Le Petit Prince » pour m’aider à les aborder si je devais les rencontrer. C’est bien d’avoir des connaissances et du savoir. Il y a plein de choses que je sais qui me seront utiles.

Aïe, ouille !!!

Je reçois un coup au mollet, m’arrêtant net, me ramenant sur terre, sur cette réalité que je ne connais pas encore.

Ah non, pas encore ? On ne fait que s’attaquer à ma petite personne par ici ?

Je m’assoie sur le banc qui m’a frappé et frotte mon mollet blessé. Je sens une prune à l’endroit même où j’ai été frappé.

Tiens donc, même les bancs ils font des prunes aussi…

Lève les yeux au ciel étoilé et je sens une larme couler sur ma joue.
Maman… Papa, vous me manquez !

Décidant de faire contre mauvaise fortune bon cœur, je me dis que maintenant je suis assez grande et que je dois voler de mes propres ailes. Sauf que… j’ai pas d’ailes. Tant pis, je volerai quand même, d’une façon ou d’une autre.
Regardant devant moi, je vois un immense bâtiment illuminé et qui semble invitant. Je me lève en boitant et décide de m’y approcher et ainsi découvrir ce qui s’y cache. Une fois sur le pas de la porte, je m’arrête et je fais un large et grand sourire. C’est grand, c’est plein de lumière, d’étagères, de tables et surtout, surtout ça sent bon comme chez moi.

C’est une ? Ça existe ici aussi ?

Ouvre grands les yeux, affichant un sourire radieux et surtout enjoués Je me dirige vers une étagère en me disant que j’en apprendrai davantage sur les humains en lisant leurs livres. J’en prends donc un au hasard sur l’étagère et m’assois par terre pour en faire la lecture. Je le tourne de tous les côtés le manipulant avec soin, prenant le temps de sentir la tranche avant de lire la 4e de couverture. Me frottant la tête et le mollet qui me font encore souffrir.
Je commence à lire le titre à voix haute, pas trop haute pour pas déranger, mais suffisamment pour m’entendre.

Ka...ma..

Lorsque…Je reçois 3 ou 4 livres sur la tête, stoppant ainsi ma lecture.
Remonte les bras au-dessus de ma tête pour me protéger en laissant échapper un petit cri de douleur.

Décidément, c’est pas de chance ou on aime marteler les cranes ici ?

J’entends soudainement rire derrière moi, presqu’un rire enfantin. Je me mets à genoux poussant quelques livres de l’étagère pour regarder qui est derrière et l’observe à la dérober me disant que c’était peut-être une bonne façon d’en apprendre davantage sur les gens d’ici, dans leur quotidien. Me vient alors une drôle d’odeur, une odeur de… pas comme chez moi. Chez moi, ça sent toujours bon. Ça sentait les épices, les fleurs aussi. Mais là, cette odeur à vous donner envie de…

Pouah!

Pensant m’avoir fait repérer, je me pousse un peu plus loin pour observer de nouveau cette étrange personne qui rit de si bon c|r.

Pouah ?
C’est pas moi qui l’ai dit !
Mais… c’est comme si quelqu’un venait de crier « pouah ! »…
On dit « pouah ! » quand quelque ne sent pas bon. Je me demande si…
Evidemment, mes pieds sans chaussures et mes chaussettes trouées sont probablement pour quelque à l’affaire. Du « pouah ! »
Mais qui ? Ou bien, j’ai pensé trop fort ?
Ça gigote derrière !
Je suis pas seul ? Je me retourne, je vois rien, un trou pourtant dans l’étagère fait par des livres déplacés me laisse voir au travers. Je vois rien. Rien qui fasse « pouah ! »
Mais, je suis curieux, alors j’enfonce la tête dans le trou entre les livres et je la vois qui m’observe…

- Bonjour !
Ah, oui, je vous ai entendu, et maintenant, je vous vois.
Vous êtes qui ?

Je penche la tête à droite et regarde…

- Vous êtes quoi ?

Je penche la tête à gauche…

- Vous m’observez ?
J’ai quelque chose entre les dents ? C’est pas sûr, j’ai pas mangé depuis longtemps.

Je me sens moins seul et je souris. La solitude commençait à me peser. Avant d’oublier, j’ai rencontré des gens, mais je les ai oubliés. D’autres que je n’ai pas oubliés, n’avaient pas l’air très amical. Alors, j’ai marché, marché, et j’ai atterri ici. Je me demande si j’ai pas volé à un moment donné… j’étais caché dans le fond d’un engin et je me suis endormi. Ça doit être ça.

C’est là précisément, que mon estomac a choisi de faire un bruit étonnant. Une sorte de… gargrrrrrrouiiiiiic et cetera.
C’est à peu près ça.
Sur le coup, ça aussi ça m’a surpris, surtout venant de moi.
Du coup…

- J’ai faim ! Et vous ?

Et puis… La tête étant déjà passé à travers l’étagère, je me suis dit quitte à creuser son trou, autant y aller directement. Je me suis enfoncé dans le trou bousculant au passage encore des livres pour me hisser de l’autre côté de l’étagère, le sien. Son coté. Là où elle est assise avec un livre entre les mains…

- Il parle de quoi votre livre ?
Hein ?

C’est ce que j’ai dit tout en mettant mes chaussures et en regardant par-dessus son épaule pour voir l’intérieur du livre.

J’entends du brouhaha derrière l’étagère et quelques livres tomber par terre.

Il m’a découvert ! Me dis-je  à voix basse.

Je le vois passer sa tête entre les livres de l’étagère et je me replis sur moi-même, tentant de me cacher avec le livre que je tiens entre les mains. J’ose un regard doucement au-dessus du livre.
Trop tard, aucun endroit pour me dérober, me cacher... Je dois faire face à ce… cette personne qui me regarde étrangement et qui me parle. Me parle…Parler, je dois savoir faire.

-Bon… Bonjour !

Il a une drôle de façon de me regarder. J’ai l’air étrange ?

-Qui ? Quoi ?  Je ne suis pas une « quoi », je suis une « qui ».

Je regarde mes bras, mes jambes, me disant que c’était possible que les autres me perçoivent comme une chose ? Moi qui ai toujours pensé ou bien on m’a toujours laissé croire que j’étais un être humain.

-Pa…Pardon ! Je ne voulais pas, vraiment, vous observer. Je découvre ce monde et vous êtes la première personne que je rencontre vraiment.

Ma timidité  me fait bégayer,  je regarde par terre en vous parlant. Je me sens comme un petit animal sous le regard de cette personne. Relève les yeux avant de parler.

-Vos dents? Qu’est-ce qu’elles ont vos dents ? Sinon qu’elles sont d’une blancheur presque indécente
Il me demande s’il a quelque chose entre les dents.
Je devrais peut être m’approcher plus près. C’est peut  être une pratique normale chez les humains d’ici ?  Peut-être qu’on reconnaît les gens à  leurs dents ? Peut-être que c’est un signe de politesse que de leur dire s’ils ont quelque chose entre les dents ou pas ?

Me recule en  entendant un son gargouiller provenant de cette personne qui me parle à nouveau.

-Faim ? Euh ! je ne sais pas, je n’ai pas pensé à ça. Disons que la découverte de ce nouveau monde m’a fait oublier cette éventualité. Mais à bien y penser, j’ai peut-être faim.
J’ai bien mangé quelques pommes en arrivant ici, il y a peu. Un pommier m’a offert,  pas très gentiment, mais m’a offert quelques-unes de ses pommes.

-Mon livre ? Il parle de quoi ?

Je regarde mon livre à l’envers, de tous les côtés, essayant de comprendre ce qu’y font les personnes.

-C’est un livre pour enfants, je crois. Il y a des dessins, plein de dessins. Peut-être que c’est un livre qui montre aux enfants comment se comporter avec les personnes ici ?
Tu le veux ? Tu sembles aimer les livres toi aussi ?

Je te remets le livre, te voyant insister. Me bouchant le nez te voyant t’approcher de moi.

-Et pourquoi tu sens comme ça ? C’est normal ça aussi ? C’est votre marque de commerce ?

- On se dit « tu » ? Je sais pas si je pourrais, on se connait pas. Pas encore.
Il faut se connaitre pour dire « tu ».
Je vous dis « vous », je préfère, c’est mieux quand on se connait pas, et puis un jour, quand on aura fini de faire connaissance, je vous dirai plus « vous » mais « tu ». Mais c’est pour quand on se connaitra mieux.
Avant ça, il faudrait manger, parce que mon ventre fait encore des bruits bizarres.

Je regarde cette petite personne, beaucoup plus petite que moi, mais je suis grand pour mon âge, alors ça compte pas. Elle me fait sourire empêtrée avec son livre à l’endroit-l’envers.
Je ris aussi parce que j’ai bien vu de quoi parle son livre. J’ai lu tous les livres d’anatomie, et aussi ceux sur la sexualité de tout ce qui se fait comme être vivant, Homme compris. Alors je ris, mais je lui montre seulement un sourire. Parce que je ne veux pas lui faire de la peine. Elle pourrait croire que je me moque d’elle.
J’aime pas ces personnes qui se moquent des autres. Ce serait idiot de faire comme eux. Comme un petit singe. Et puis, elle est jolie, alors ça fait deux fois plus de raisons de sourire.

J’ai faim, mais ma curiosité me fait l’oublier. Un peu. Mon estomac me fait du gringue. Mais, je dois la nourrir, ma curiosité, sinon je finirais par oublier qu’il faut la remplir, toujours tout le temps, sinon, je fanerais comme une fleur restée seule trop longtemps.
Alors, je me demande qui elle est, si elle sort d’un récipient comme moi. Quel âge elle a, quelle est sa pointure, celle de ses chaussures. Si elle sautille parfois quand elle marche. Sa couleur préférée ? Non, ça n’a pas de sens d’aimer une seule couleur. Pourvu qu’elle en aime… toutes.
J’ai plein de questions…

Elle m’attendrit. Elle a l’air aussi maladroit que moi. Aussi perdu dans ce monde que moi.
Et au fond, elle me touche. Mais, je dis rien, je montre rien, j’ai bien trop peur de l’effrayer et qu’elle s’en aille. Ce serait trop tôt, trop vite, on n’aurait pas le temps de faire connaissance, et je pourrai jamais lui dire « tu ».
Pour la première fois, je rencontre quelqu’un qui me ressemble, ce serait idiot.
Alors…

Dites… on se quitte pas, d’accord ?

Je l’ai dit. Parce que c’est ce qui fallait que je dise. C’est venu dans ma tête, c’est sorti par ma bouche, et je trouve que ça sonne juste. Et puis, c’est vrai, quand on est seul et qu’on trouve quelqu’un qui a son air si joli, faut en prendre soin.

- Je sens pas bon ?
Vous avez raison… c’est mes chaussures, et ce qu’il y a dedans.
Et puis, le reste aussi.
J’ai fait un long voyage, surement trop long à voir votre visage et son expression.
Mais vous savez, j’ai rien… rien pour me changer, rien à moi. Je suis comme ça. Avec rien.
J’avais rien avant d’être dehors, et maintenant, j’ai pas plus.
Et je sais pas où me laver.
En fait, je sais rien. Je connais que les livres.
Et les rêves que je faisais assis sur mon lit en regardant le ciel, la nuit, ses étoiles. Comme ça, je rêvais… Je me demandais comment c’était dehors, et si les gens sont mieux que dedans.

On va manger ?

Je pose instinctivement mon doigt sur ma bouche comme pour me faire taire. Il est vrai que j’ai abordé cette personne, pas très poliment, en la tutoyant. Il va croire qu’on m’a mal élevé. Alors je me reprends.

Vous… Vous avez raison. Je ne vous connais pas. Vous allez croire que je suis impolie. Mais disons que la crainte m’a fait perdre tous mes moyens. Je me sens quelque peu au dépourvue.

Je me mets à réfléchir en le fixant du regard.

« Tu », c’est quand on connaît les gens, qu’ils nous sont familiers. Qu’on a construit des rituels avec eux, qu’on sait comment s’habiller le cœur lorsqu’on sait qu’ils seront là. Mais quand peut-on dire vraiment que l’on connaît une personne ? Cela peut prendre toute une vie. Peut-être que je lui  dirai « vous » toujours ?

Je fais de grands yeux et repose mon doigt sur ma bouche réalisant que je regardais intensément cette personne face à moi.

Et pourquoi me regarde-t-il ainsi en souriant.

Je  sens mes joues prendre feu.

Il fixe mon livre, comme si j’avais dit une bêtise. Mais peut être que j’en ai dit une ? Parfois, les mots sortent vites de ma bouche, plus vites que je n’ai le temps de les penser.  Je tente de me remémorer ce que mes parents m’ont appris au sujet des gens que je rencontrerais peut être un jour.  Je pense donc au grand méchant loup. Je ne peux quand même pas lui demander s’il l’a rencontré ? Je peux lui demander s’il a une maison de paille ou de pierre ? Ah non, il dit qu’il n’a aucun endroit pour se laver.

Je penche la  tête sur le côté et croise son regard en esquissant un petit sourire sur les lèvres.

Il me dit qu’on ne doit pas se quitter, ce n’est pas un peu trop tôt pour ça ? Et en même temps, j’ai envie de lui dire « tu » mais c’est un peu tôt. Et puis, je me sens si seule ici. Mais ce n’est pas une raison pour se faire ami avec quelqu’un.

Je chasse vite cette pensée de ma tête.

Et puis, il a l’air gentil, un peu maladroit mais gentil.  Peut-être que j’ai tout plein à apprendre de lui et lui aussi, il peut apprendre de moi.

J’ouvre la bouche et dis la première chose qui me vient à l’esprit.

Ludanto. Je m’appelle Ludanto et t… vous ?

Et j’ajoute sans lui donner le temps de répondre.

Moi aussi, je crois que j’ai faim. À bien y penser, oui, effectivement, j’ai faim.  Et moi non plus, malheureusement, je ne connais rien ici. Je suis arrivée d’une chute, très longue et j’ignore encore où je suis et ce que j’y trouverai. On peut aller manger, mais je ne sais où...

- Mon odeur ne vous dérange plus ?
En tout cas, vous avez un joli prénom. Alors je vous appellerais « mademoiselle », et quand on se connaitra, je changerai d’avis et je vous dirai « tu » et pour vous interpeller, je vous appellerai « Ludanto ».

Je regarde mes chaussures déchirées, le cuir abimé éventré. J’avais pas tout à fait fait  attention jusque-là. C’est pas très élégant ! Comment pourrais-je lui plaire avec des chaussures abimées qui sentent mauvais ?
J’ai dit ça ? Lui plaire… c’est une notion nouvelle, et un mot que je n’avais jamais utilisé. Qu’est-ce que je pourrai faire d’eux ?, la notion et le mot.
Un bruit de gargouillis s’échappe de mon ventre et interrompt le fil de mes pensées. Déjà que je le perds souvent, le fil, ça va tout de suite compliquer les choses.
A quoi je pensais ?
Je sais !
A un énorme… des figues ! C’est ce que je veux. Et pourquoi pas ?
J’avais oublié… lui plaire.
Mais, dans quel but ?
Pourquoi faire ?
Que font les gens qui s’aiment ? Je sais, je suis pas idiot, j’ai lu. Mais entre, que font les gens ?
Il faut bien s’entendre. Savoir quoi se dire. Trouver ce qui fait rire l’autre et vice versa.
Tout ça m’a l’air bien compliqué, et puis on ne se connait pas !
Et je suis pas certain qu’elle ait envie de me plaire. En tout cas, elle fait aucun effort !
Alors, quand ces choses-là vont seulement dans un sens, ça perd son sens. C’est comme tendre la main pour dire bonjour à quelqu’un qui ne tendra pas la sienne. J’aurais l’air malin !
Non, je le décide, les histoires d’amour c’est pour ceux qui n’ont rien d’autre à faire. Et puis, je sais pas ce que c’est. Et puis…

- Vous m’épousez ?

Ça m’a échappé.
J’oublie vite cette idée pour retourner à mes occupations. Lesquelles ? Vous avez de drôle de question ! Je m’occupe au fil de l’eau, ou de mes pensées, ou de ce qui m’interpelle. Il y a tant de chose qui m’interpelle, et je me distrais avec si peu.
Je m’amuse d’un peu, je ris pour un rien, et j’ai pas envie que ce soit autrement. Je l’ai décidé.
C’est comme ça.

Je fais l’air de rien. J’ai rien dit, rien rien rien.
Je regarde désespérément mes chaussures dans leur piteux état. Machinalement l’air de rien, discrètement en regardant le plafond, du bout des doigts, je referme le cuir déchiré, je rebouche naturellement les trous dans mes chaussures. Pour qu’elle ne voit pas, qu’elle n’imagine rien, qu’elle cesse de sentir l’horrible odeur qui s’en dégage. Mais, le cuir ne tient pas, les coutures n’existent plus, et en regardant le plafond, je sens que l’odeur nauséabonde ne provient pas seulement de mes chaussures. Il faut que je me fasse à cette idée, je sens pas bon, et je suis vraiment très sale.
J’ai décidé de ne plus avoir envie de lui plaire, mais c’est pas une raison pour importuner son nez qu’elle a si joli.

- Faut que j’me lave !

Et j’ajoute en regardant le sol…

- Je sens pas bon…
Montrez-moi s’il vous plait ! Mais, je ne vous épouse plus, alors ne me demandez pas de le faire !
Parce que je n’ai rien demandé.

-Vous ne sentez plus, peut-être parce que vous avez remis vos chaussures ? Et puis est-ce que ça a de l’importance ?

Je regarde ses chaussures et je souris. Il ne semble pas très confortable et très maladroit. Je ne dois pas lui montrer que ça m’affecte. Et est-ce que ça m’affecte vraiment ?

Je relève les yeux vers son visage et je souris. Un sourire attendrissant. Je profite de ce moment où il est perdu dans ses pensées pour l’observer. Je ressens en moi un pincement. C’est quelque chose de nouveau pour moi. Je ne sais pas ce que c’est. Je l’ignore, mais ça me donne drôlement envie de lui plaire. Et puis, je dois avoir un drôle d’air, toute amochée après ma chute.

Je tente de replacer mes cheveux, d’essuyer mon visage. Je ne dois pas être très jolie à voir.

Je lève soudainement ma main avec une envie irrésistible de caresser sa joue. Lui faire savoir qu’il est important pour moi. Important ? Mais je ne le connais à peine. Mais oui, important, c’est le seul mot qui me vient à l’esprit en le regardant.

Qu’est-ce qu’il vient de dire là ? L’épouser ?

-Vous… vous épouser ?

J’agrandis les yeux, retire ma main qui était si près de sa joue. Épouser ? Il faut déjà bien se connaître pour ça. Mais peut-être pas aussi. Qu’est-ce que je sais moi de la vie ? De gens qui s’aiment ? Je le vois tenter tant bien que mal de réparer ses chaussures. Il m’attendrit. Je regarde le sol en cherchant que faire de mes doigts, de mes mains, de mes bras, de tout moi. Je me sens si maladroite.

-Se laver… et manger. C’est déjà une question de survie non ?

Je lui tends la main, mû par un sentiment d’urgence, celle de le rendre joyeux, de le voir sourire. Il doit être si joli quand il sourit. J’imagine cette étincelle qui peut briller dans ses jolis yeux. Le faire sourire, voilà. Mais comment ? Comment puis-je là, maintenant le faire sourire ?

-Vous voulez danser ?

J’oublie la faim, j’oublie qu’il doit se laver, que moi aussi probablement. Je dois le faire danser. Après, tout ira de soi, il trouvera le sourire et manger ne sera plus une question de survie mais un désir, un plaisir à partager.

Je me lève, j’enlève mes chaussures, les lance à l'autre bout de la pièce et l’invite à faire de même, lui tend la main à nouveau, lui souris.

-Venez, dansons !

- Danser ?
Mais… je n’ai jamais dansé… Mais j’ai lu ! Tout vu, tout lu, tout appris, mais…

Soudainement, j’ai honte. Je me sens tout petit. Minuscule comme un tout petit Gemini Criquet qui aurait perdu la morale. Pouf !, envolée la conscience de Gemini. Envolé le Jude grand, l’homme qui marche, et qui sent pas bon avec des trous plein les chaussures.
Place au petit garçon, l’enfant né dans un baril en ferraille, né d’un jus pas très net fait de cellules et autres éléments trafiqués, de la bouillie génétiquement modifiées pour remplacer les sacro-saintes cellules de maman, et tant pis si son ventre est en ferraille, c’est un ventre quand même.
Mais maman, je l’aime vous savez. Croyez-le ou non.

Je la regarde avec ses pieds nus. Je baisse le menton pour regarder mes pieds, mes chaussures en pièces détachées, mes chaussettes trouées, mes pieds sales.
Alors, en voyant ce désastre, je redresse le bout du nez vers elle. L’air d’avoir fait la plus grande bêtise du siècle. Les mains dans le dos et les doigts qui s’entortillent embarrassés comme si je pouvais changer tout ça rien qu’avec cet air de chien battu.

- De toute façon je sais pas danser !
J’ai pas appris !
Vous allez m’apprendre ?
Mais…
Je garde mes chaussures !
Sinon, je vais attraper froid aux pieds, et un rhume des pieds, c’est surement pas une bonne chose !

Je trouve une échappatoire en regardant par la fenêtre, ce petit oiseau qui sautille sur la rambarde de la fenêtre. A l’air libre.

- Je veux bien !
Mais !
Sur les toits…
J’ai envie de toucher le ciel, pas vous ?
Alors, d’une pierre, deux coups, vous m’apprendrez à danser, et je vous montrerai comment toucher le ciel.
On fait ça ?
On fait ça.

Et déjà Jude l’élance, et coure malgré ses chaussures qui le gênent. Vite, il l’attrape par la main et l’entraine derrière lui, vers la porte, le couloir, l’escalier, et puis encore l’escalier qui tourne et tourne et puis, la porte, et là…
Il y a dehors, les toits, le ciel, libre.

Il la lâche à peine, à peine de quoi reculer d’un pas sans lâcher sa main, surement pas, et lui dit un « apprenez-moi » enfantin, impatient, et tellement drôle.

- Je m'appelle Jude !
Comme Jude, avec J et quelques lettres en plus.

Baisse la tête vers le sol en pensant avoir dit une bêtise.

Je tente de lui sourire en le voyant aussi mal à l’aise que moi. Que fait-on dans ce genre de situation ? Je l’entends me dire « J’ai pas appris ! » et je dis la première chose qui me passe par la tête.

-Moi non plus j’ai pas appris. Mais je suppose que ça s’apprend ?
Un rhume de pieds ?  

Je me retiens de rire m’imaginant des pieds éternuer.
Ce n’est pas le moment de rire, il croirait que je me moque de lui et ce n’est vraiment pas le moment. Et puis, je ne me moque pas, la situation est simplement amusante.

Je regarde mes chaussures,  à l’autre bout de la pièce. Si je pouvais lui donner ? Mais elles sont sans doute trop petites pour lui. Je me retourne et le regarde à nouveau, le voyant pris dans ses réflexions et me disant que c’est sans doute de ma faute. Je relève la tête vers lui l’entendant me parler à nouveau.

-Les toits ? Le ciel ?

Je souris à la pensée de toucher le ciel. Il peut toucher le ciel ? Me montrer aussi ? Je veux bien.
Je le sens m’attraper par la main et le suis derrière en me demandant où il m’amène. Sans doute haut, très haut pour qu’on puisse toucher le ciel.

Tout en me laissant entraîner, je pense à l’endroit où j’habitais avant. C’était haut pourtant et jamais je n’aurais pu toucher le ciel. Est-ce que cet endroit où il m’amène serait encore plus haut que mon chez moi ?  Peut-être même que je verrais mon chez moi de là-haut ? Je souris à cette pensée en évitant de trébucher dans l’escalier le suivant pas à pas.

Et nous voilà là, sur les toits, lui me tenant la main, moi pieds nus.
Je lève la tête vers le ciel en souriant.

Il fait nuit, le ciel est dégagé, tout illuminé de ces choses suspendues là. Nulle forme intelligible, juste des points et les mots dont les Anciens ont revêtu ces lumières insensées : Cassiopée, Andromède, Pégase et les pléiades et plusieurs autres encore. Des points pour se repérer à l’infini et un silence, un silence rempli de musique. Une musique qui donne envie de danser.

Et ses mots qui résonnent dans ma tête « apprenez-moi » mais je ne sais pas, je ne sais pas danser. Est-ce que je peux apprendre vite  pour lui montrer ? Et puis il sourit presque.

J’essaie de penser aux contes que mes parents me racontaient. Cendrillon ? Oui, Cendrillon elle a dansé avec le prince charmant. Je dois savoir-faire… comme Cendrillon. Les contes sont là pour nous aider à nous débrouiller dans ces moments-là  non ?

Je croise mes doigts dans les siens. Je prends son autre main et la pose sur ma taille et pose la mienne sur son épaule et fais quelques pas d’avant en arrière. Je relève la tête, le regardant et lui murmure :

-Jude, avec J et quelques lettres en plus, vous entendez la musique ? Maintenant…dansons !