Je ne comprend pas comment, mais je sais comment réparer mon œil-machine. Tout est étrange. Il y a une multitude de choses que j'ignore et qui semblent être si évident pour les autres humains, et il y a certaines choses qui semblent si compliquées aux autres et qui sont innées pour moi. Je sais réparer mon œil depuis toujours, je le savais déjà avant qu'il ne soit cassé, je le savais même avant qu'il n'existe. Avant que j'existe. Mon savoir existait avant moi. C'est étrange. J'ai l'impression d'être né en décalé. Deux fois. Une fois en esprit il y a très longtemps, et une fois en corps il y a quelques instants.

Mes pensées autant que mes pas m'ont conduit jusqu'à ces pavés joliment disposés. Ils sont beaux. J'ai envie de les voir avec mon œil mécanique.
Encore ces pensées qui ne m'appartiennent pas vraiment. Qui éclosent dans mon esprit comme des bulles à la surface de l'eau.

Les couleurs ici semblent plus belles que partout ailleurs. Il y a des étals de marchands partout, et autant de couleurs différentes, comme un grand patchwork déployé sur la place. Et dans les étals, des centaines d'objets. Oui ! Ici je trouverai certainement de quoi réparer mon œil-machine ! Je cours plus que je ne marche d'un étal à l'autre, me penchant sur toutes les marchandises, les dévorant de mon seul œil fonctionnel. Les marchands me regardent l'air suspicieux, mais je me suis déjà envolé vers un autre stand. Je ne trouve pas ce que je veux, mais il y a toutes ces choses qui ont l'air délicieuses et qui sentent si bon ! Je ne sais pas comment les avoir. Les passants qui peuvent en avoir donnent en échange des petites pièces qui tintent joliment quand elles passent de leurs mains à celles du marchand, mais j'ai beau avoir bien fouillé mes poches, je n'ai pas de petites piécettes comme ça.
Il y a un enfant qui boite et son visage transpire tellement de chagrin quand ses yeux se posent sur le pain doré de l'étal du boulanger que sa souffrance m'atteint en plein cœur. Il magnétise mon regard. Il n'a surement pas de petites piécettes lui non plus. Les gens ne voient-ils pas que l'enfant veut du pain ? Pourquoi ne lui donnent-il pas leur piécettes puisque leurs poches en sont pleines ?

Je n'ai pas le temps de me poser plus de questions. Je sens comme un petit cailloux cubique rouler sous ma chaussure et me déséquilibrer. Mon corps tout neuf prend le relais sur mes pensées et met en place toute une série de réflexes aussi ridicules qu'inefficaces. Mes bras font des moulinets, ma bouche fait "O", mon vrai œil s'écarquille et les mécanismes déréglés de l'autre s'agitent dans tous les sens en faisant des "Bzzz bzzz" qui résonnent dans mon crane. Je finis les fesses par terre malgré tout. Une douleur sourde venue du sol remonte du point d'impact tout le long de mon dos. Aïe. Mon corps dit "je ne me relèverai jamais" et mon esprit dit "il faut se relever tout de suite !". Tout bourdonne dans mon crane alors je bouge la tête doucement, pour la vider de tout ce qui la sature. Mon œil normal se remet en marche. Il y a une fille assise à-coté de moi. Elle a l'air aussi sonnée que moi.

B-Bonjour... Vous allez bien ? Vous avez mal vous aussi ?

Je me relève péniblement. Mon coccyx hurle au scandale mais je l'ignore et me penche vers la femme pour l'aider à se relever elle aussi.

Ça va aller ? Faut pas tomber comme ça. Vous aussi vous avez glissé sur un cailloux ?

Oh vous savez, moi non plus je ne fonctionne pas correctement !

A peine ai-je refermé la bouche que je me sens bête de lui avoir dit ça. Je me frotte l'arrière de la tête en lui adressant un demi-sourire un peu forcé. D'ailleurs où est-il passé ce petit ? J'ai beau regarder autour de moi, je ne le vois plus nul part. Il a dut filer avec un morceau de pain sans donner de piécettes finalement. Tant mieux.
La voix de ma compagne de chute me rappelle. Elle semble complètement déboussolée.

Non, non, ce n'est pas de votre faute ! Je ne regardais pas où je mettais les pieds, et j'ai glissé sur un... Un dé ? Vous avez perdu un dé ? C'est pas très grave vous savez, sur ce marché il doit bien en avoir à vendre...

Elle rit. C'est un joli rire, tout doux et avec un manque d'assurance qui lui donne du charme. A ce spectacle, un réflexe agite mon œil cassé.
Clic !
puis il gargouille, refait le "Bzz ! Bzz !" de tout à l'heure, s'allonge en vain, se débat, et enfin se rétracte dans un soupir résigné. Le joli petit rire s'arrête et elle me regarde maintenant avec gravité. Elle regarde l’œil cassé. Il me fait honte à gargouiller comme un estomac malpoli mais je ne veux pas lui montrer ma gêne, alors je la cache derrière un sourire.

Ne vous inquiétez pas pour mon œil, j'y travail ! Tant que l'autre fonctionne, il n'y a pas de quoi en faire un drame ! C'est quand même étrange que je sois né déjà cassé vous ne trouvez pas ?

Mais qu'est ce que je raconte ? Pourquoi est-ce que je lui dis tout ça ? On se connait à peine, et on a rien partagé de plus agréable qu'une mauvaise chute. Pourquoi je ressens le besoin de lui dire tout ce qui me passe par la tête ? Solitude.
Toi la petite voix, tu commences à m'agacer.
Elle ne me laisse pas beaucoup de temps pour réfléchir. On dirait une cocotte minute que sa chute a déréglé. Son regard court partout, ses pupilles tremblent même un peu sous l'émotion.

Perdue ?
Elle, perdue ?
Et moi alors !
J'éclate de rire.

Oh vous savez madame vous avez l'air de bien mieux connaitre cet endroit que moi ! En même temps, vu que je n'y avais jamais mis les pieds... Mais c'est un endroit fascinant et magnifique, vous ne trouvez pas ? Marcher tout droit jusqu'à l'étal qu'il vous faut, ce serait du gâchis ! Moi à votre place je serais ravi d'être perdu. D'ailleurs ça tombe bien je le suis ! Je ne peux pas vous aider à retrouver votre chemin, mais si ça ne vous ennui pas je préférerai qu'on soit perdus ensembles que tous seuls, qu'est ce que vous en pensez ? Et puis il va falloir trouver un étal qui vend des dés. Pour ma part, je cherche un tournevis. Pour mon œil, voyez...

Je lui adresse un immense sourire. C'est une journée radieuse et je m'adresse à quelqu'un pour la première fois de mon existence. J'aimerai qu'elle rit comme tout à l'heure elle aussi, et cette journée sera la plus parfaite qui puisse être.

Elle me sourit. Ce n'est pas le rire de tout à l'heure, mais c'est joli aussi et je me sens bien. Elle est maniérée comme une grande dame dans ses paroles et je l'écoute plus pour la mélodie des mots que pour leur sens. Je crois qu'elle dit qu'elle va fabriquer un dé. C'est absurde. Je n'avais jamais imaginé qu'on puisse fabriquer un dé. Je n'avais jamais réfléchis au delà de l'existence de ces objets. Mais c'est comme mon œil je suppose, on les fabrique, on les répare, on les entretient.
Quand je raccroche à son discours, elle me parle de thé, le meilleur du marché.
Je questionne mon esprit sur ce mot, "thé", et je vois de jolies tasses en porcelaine et des volutes de fumée presque mystiques, dansant devant un feu de cheminée. Mais "thé" ne me donne que des images, alors que selon elle, "thé" à un goût. Je veux goûter ça !

La magie est brisée quand son discours s'emplit de plein de mots qui ne lui sont pas dignes "dysfonctionnement" ; "tournevis"... Je me vexe. De quel droit pense-t-elle mieux savoir comment me réparer ? C'est mon œil tout de même ! Elle a beau noyer ça dans un joli discours plein de compliments, je ne suis pas dupe : elle me prend pour un incapable. J'allais rétorquer mais un mot de sa part bloque les miens au milieu de ma gorge.

CLAPS. Pourquoi dit-elle "les ustensiles que l'on trouve à CLAPS" ? Il en existe d'autres ? Qu'on trouve ailleurs ? Où ça ?
J'ai compris en écoutant les gens parler que CLAPS est le monde où nous sommes. Ni ce mot ni les lieux qu'ils désignent ne m'évoquaient rien et cela m'emplissait d'une terreur que je ne comprenais pas et que j'ai tenté d'ensevelir sous mon désir de découvrir. Mais maintenant qu'elle évoque la possibilité d'un ailleurs cette angoisse refait surface et je réalise une chose : CLAPS ce n'est pas chez moi. Je dois rentrer chez moi. Des réponses m'attendent là-bas.

Il est trop tard pour rétorquer maintenant. une tempête de pensées m'a fait tournoyer pendant qu'il en était encore temps. C'est sur une proposition qu'elle termine. Elle veut m'emmener chez elle pour me réparer. Je trouve cela à la fois tentant et incroyablement prétentieux. Je dois bien peser mes mots, répondre juste. Je ne peux pas lui laisser faire n'importe quoi avec mon anatomie juste par politesse. Cet œil est dans un état critique et si on ne lui apporte pas les bons soins le cas risque d'empirer. Mais elle est ma seule attache à ce monde, la seule porte que je connaisse vers ma maison, et elle me donne envie avec son thé. En plus, le détail des petites piécettes me reviens : même si je trouvais le bon tournevis, je ne pourrais pas convaincre le marchand de me le laisser.
Alors je prend l'air le plus détaché possible et la suis en répondant sur le ton de la badinerie :

Oh et bien heu... oui pourquoi pas. Je ne voudrais pas vous contredire, mais c'est bien un tournevis qu'il va nous falloir, un cruciforme 1,2 pour être précis. Voyez-vous nous allons être obligé de retirer le bloc avant pour accéder au diaphragme. L'une des pales s'est enrayée il va falloir la remettre en place...

Puisque la mécanique de mon œil est certainement la seule chose dont je puisse parler avec certitude, je continue de lui débiter des informations techniques jusqu'à arriver au stand de thé. J'espère que ce sera assez pour lui faire comprendre que je ne suis pas l'incapable qu'elle me pense être.