Quoooiiii ?!

Je décélère, me retourne, ai-je bien compris ? A voir ça tête on dirait une casserole de lait prête à bouillir et déborder de toute part. C'est le moment de courir éteindre le feu pour éviter la catastrophe en général quelques secondes qui passent trop vite pour que l'on arrive à tourner le bouton du gaz à temps.

Bon sens, de bon sens, Judeee! fermes les écoutilles!

Je doute que bob est encore de la place pour éponger la bile de Jude, je frisonne déjà à visualiser son intérieur  liquide cascader et  dégouliner sur moi et ma moto.

Je vais avoir des haut de coeur, la pluie, la gamelle, les douches, les questions, le stress quoi... Et l'odeur!.. l'odeur qui me tord le nez, réminescence ... Chez moi, quelqu'un qui vomit c'est comme quelqu'un qui rit c'est communicatif.

Pas penser, pas sentir. S'arrêter oui. Tout de suite! je marmonne les dents serrrées.

Ca va aller... on va détasser hein... quelques minutes... respire... expire... doucement surtout...
Tu as trop faim ? le ventre vide ça fait des bizareries parfois.
Tes malades ? t'as quoi ? ça manque pas les maladies qui font vomir
Tu es allergique au transport ? mal de mer en train, en avion, en voiture ?
Ca t'arrives souvent ?
Non, non t'es pas malade d'accord ? étanche et bien boucher! Penses purée petit pois jambon, ça devrait faire un bon bouchon ça.
Je te ferais tout gouter, un peu tout c'est ok, mais on se détend hein?...

Je rentre la tête dans les épaules, remonte mon col, un regard fugitif sur son visage.

Là, là un bout de trottoir pour s'arrêter. Coup de guidon, coup de frein, je stoppe la moto.

J'ai bondi, comme un chat sentant une trombe d'eau lui tomber dessus, sans regarder où j'allais juste fuir un déluge que je veux pas voir et pas sentir. Juste je crie

Pas sur la moto! descends!

Je baisse mes lunettes suffisamment opaque pour rien voir des détails et j'ajuste mon masque pour filtrer les odeurs et pallier à tous risques de biohazards.

Je m'éloigne de quelques pas, rien que d'entendre ses buuaarrr ça me remonte dans la gorge.  Contente d'être arrivée au début du quartier du commerce, les dérivatifs manquent pas ici, je me concentre sur une vitrine. Je saurais pas dire ce que le magasin exposait. Me fondre dans le décor, un badaud comme un autre, seule, je le connais pas, j'ai rien à voir avec lui. On est pas à l'abri d'une plainte pour salissure de chaussures ou de pas de porte. Evitons les problèmes

Qu'est  ce que je vais faire de ce mec ?  mais qu'est ce qui m'a pris de l'embarquer? pffff avais je donc besoin de me compliquer l'affaire qui m'amène en ville.  Il me faut ses papiers en bonne et du forme, je dois rejoindre une caravane venant de Grip et ses environs et qui emmène vers limunela une cargaison de charbon et diverses pièces techno. J'ai un contrat et cette livraison ne pourra pas attendre, le charbon est primordiale pour les moteurs ils en ont besoin. Pas de charbon, pas de vapeur, pas de moteur, pas de déplacement et plein d'autres choses qui en dépendent.

Bon j'entend plus rien il a du finir de vomir.

Je reviens vers lui. L'attrape par le bras et contourne la moto, l'éloigant de la flaque de vomi qui semble l'avoir mis dans une béatitude sans nom.

Manger ? tu veux encore manger après avoir renvoyer tout ça ? Il faudrait mieux laisser ton estomac se remettre d'aplomb avant de manger.

Réfléchissons, et réfléchissons bien! Maintenant qu'il est là il faut faire avec en attendant de trouver le moyen de le caser quelque part. A pied ! hors de question, je peux pas laisser ma moto il faut donc que je répare en espérant que ça suffira pour qu'il ne soit plus malade. Je dois savoir qui il est et ce qu'il fait, en fonction je saurais mieux quoi en faire. Pour ça il faut qu'on jase un peu et on peut pas faire ça en publique.

Je regarde Jude, toujours béat mais reprenant quelques couleurs.

La Gare, voilà! On va aller à la gare. Il y a un grand parking ou on pourra papoter pendant que je réparerai. A défaut de l'amener à la maison si je le sens pas on pourra y passer la nuit à l'abri. Il y a toujours plein de monde en attente ça sera facile de se noyer dans la masse.

Jude? si ça va on repart. Je peux pas trainer ici ni laisser la moto donc on peut pas aller à pied si tu te sens pas de remonter dessus on se retrouve plus loin. On boira quelque chose et je réparerais le siège de la moto. Tu sais où est la gare ?

Il a rien écouté, rien entendu ou rien compris, peut être les trois à la fois. Obnibuler par la faim, il ne capte plus que les ondes de son estomac et dérive vers le premier resto en vue.

Eh ! tu as entendu ce que j'ai dis ?

Apparemment non, me voilà remorquée comme un vulgaire chaland. C'est qu'il a de la poigne mine de rien, j'aurais pas cru, il m'écrase un peu les doigts, me tire à sa suite comme un caddie trop rempli qu'on a du mal à faire rouler. Me voilà perchée sur un siège sans que j'ai eu le temps de dire quoique ce soit d'autre, un temps de respiration en moins, les poumons ayant du mal à se faire au changement froid/chaud et le coeur au bord des lèvres à l'odeur de friture si caractéristique des resto chinois de bas étage ou l'on fait la cuisine à même la salle.

Il est là tout exité comme un gosse dans un magasin qui touche à tout et voudrait tout qu'on a envie de lui mettre un scotch sur la bouche et une claque sur les mains.

Respire!

Je prends quelques chipes aux crevettes qui trainent sur le bar dans une corbeille et je les lui fourrre dans la bouche, histoire qu'il se taise un peu il me donne le tourni à force. C'est que je ne m'entends même plus penser avec son blabla incessant.

Voilà! commence par ça et tais toi un peu.  Il va falloir que je t'explique deux ou trois petites choses.

Je commande un Hua tiao wang que j'avale cul sec, fait signe au serveur de m'en remettre un et demande un sirop d'orgeat pour Jude pensant qu'il a pas besoin d'alcool pour lui délier un peu plus la langue. L'alcool de riz  fait son effet, chaleur brulante qui descend lentement puis explose dans l'estomac, faisant remonter d'un coup le sang au cerveau, je dois être rouge comme un moteur qui a chauffé trop longtemps. Je me détend, après tout une pause au chaud et à l'abri ne peut pas faire de mal.

J'observe le lieu, des yeux bridés un peu partout ça me rassure en général les asiatiques s'occupent de leurs petites affaires sans interférer sur celles des autres. Je prend une carte du menu et la donne à Jude, de toute manière temps qu'il n'aura pas manger je crois que c'est pas la peine de discuter, il écoutera rien.

Choisis!

Je grignote une chipe en sirotant mon Hua tiao wang.

Ca tangue, comme si mon tabouret était devenu une de ces grosses balises au large du port ballotée par une mer déchainée. Me voilà embarquée avec un... un... je sais pas quoi. J'ai le vertige, des mois seule sur limunela, la course en moto, le temps qui défile trop vite, la circulation, la foule, la pluie, un resto pourri, Jude... ça commence à faire trop pour ma petite cervelle. Comme ma moto tout à l'heure j'ai l'impression d'avoir l'esprit qui vrille et se prépare une gamelle de première.

Une main sur le comptoir j'essaie de pas perdre pied.

Un éclair glacé sur le front, une ombre devant les yeux, qu'est ce que c'était ? Je passe une main sur mon visage, me frotte les yeux et machinalement j’époussette les miettes sur moi et fait un tas de celles qui sont sur le comptoir. Je regarde à droite, à gauche les choses se stabilisent. Ca flotte encore un peu, j'ai peut être faim moi aussi après tout.

Le serveur  nous regarde d'une drôle de manière. Dégoutant! ah oui, il a du trouvé ça dégoutant, moi aussi, un peu, sans plus. Après tout quelle est la différence entre souffler des bulles et souffler des miettes. Je le regarde et hausse les épaules.

Excusez le il a eu une dure journée. Et ça sera deux menthe à l'eau, plus d'alcool pour aujourd'hui.

Je regarde Jude, l'innocence de l'enfance comme de la folie rend beau. Je sourie en le voyant s'entrainer à gober les miettes, il est pas doué, j'imagine si c'était des oeufs de caille. En fait ce qui rend laid c'est le sérieux, les problèmes de grand tout ce qui nous est imposé et pas forcément nécessaire, vital. Tout ce qui entrave nos libertés. Heureusement, j'ai pas souvent à me plier à ses obligations.

Bon si je veux pas trop me faire remarquer il va falloir que je le surveille de près.

Tu peux pas tout prendre Jude à moins que tu es envie de manger, vomir, remanger et revomir.

Et puis je pourrais pas tout payer parce que je sais pas si tu es au courant mais on te donne rien pour rien il faut tout payer avec des billets ou des pièces. Et si tu as pas de monnaie et bien tu peux rien prendre.

Moi ça sera une salade, celle-la là. Je tapote une ligne sur la carte du bout du doigt.

Et comme tu pourras pas gouter tout en un jour et que même une vie entière ne peut pas permettre de gouter tout ce qui peut se manger sur la planète et bien prends donc les trois premiers plats, si tu as peur d'avoir encore faim tu prends les trois suivants à emporté si possible et la suite une autre fois. Je vais pas passer la nuit ici à le regarder se morfaler et l'accompagner aux chiottes chaque fois que ça va déborder. Je peux pas faire mieux avec ce que j'ai en poche.

Je mets une paille dans son verre de menthe. Par quoi commencer ?

Toi c'est Jude ça je sais.
Ce que je sais pas c'est qui tu es,
d'où tu sors,
ce que tu fais,
ce que tu veux,
où tu habites,
enfin tout ce qui pourrait me permettre de savoir à qui j'ai a faire. Pour le moment tu n'es qu'un très grand point d'interrogation et j'aime pas les points d'interrogations.
Moi c'est Naël TimberLake, j'ai une affaire urgente qui m'a amené en ville et je dois absolument repartir demain soir rejoindre mon point d'ancrage quelque part à l'Est.

Voilà, avec ça j'en saurais peut être un peu plus en tout cas il pourra voir que ma présence en ville est limitée et qu'il lui sert à rien de jouer au parasite si j'aime bien faire une BA de temps en temps je suis pas la nounou de service.

Encore une chose. Je me penche vers Jude, baisse le ton pour n'être entendu que de lui

As tu des papiers d'identité, laisser passer, ou autre ? et tu me réponds doucement ça regarde personne d'autre.

Ce mec étant si imprévisible, je me tiens prête à réagir si l'envie lui prenait, ou l'inconscience de parler trop fort.

Juste Jude! juste Jude!  oue be même trop juste, comme des fringues trop grandes dans lesquelles on flotte, comme ces clowns aux frusques et chaussures où on en logerait trois comme eux.

J'observe Jude, j'écoute Jude, je vois juste trop grand, trop vide, j’entends juste trop simple, trop déconcertant. C'est comme un coquillage, un de ces murex que l'on trouve sur une plage, juste beau avec sa nacre qui brille au soleil qu'on ne peut le laisser là, trop vide à nous faire pleurer d'une dépouille si belle sans vie, trop simple de la tenir là au creux de la main à l'admirer, trop déconcertant  des secrets de la mer que l'on effleure d'une oreille si on l'écoute.

J'ai pris une paille et je touille ma menthe à l'eau, je siffle quelques gorgées et je souffle je fais des bulles jusqu'à ce que le verre se remplisse d'une écume grossière prête à déborder. Tête baissée vers mon verre les yeux grands ouverts sans ciller je fixe Jude.

Aberration, abomination, j'ai la preuve sous le nez d'un de ces pires dont certains sont  capables, coupables. Il sait pas, il sait rien de tout ce qu'il faut pour survivre. Il sait pas, il sait rien de tout ce qu'ils peuvent faire pour rendre la vie un enfer. Il sait pas, il sait rien sur ce qu'est Etre.  Mais quelqu'un a dit "Rien n'est seul, rien n'est oublié, rien n'est dépourvu de sens, rien n'est insignifiant et rien n'a d'importance", il n'y a pas de hasard, tout à une raison d'être et tout est illusion.

Maintenant, je sais, Jude est un coquillage, si beau dans son ignorance,  de la nacre plein les yeux recouvrant tout ce qui n'est pas juste, vrai, je ne peux le laisser là. Si vide, mais toujours vivant, des larmes envahissent mon être à ce qu'il est, ce qu'il aurait pu, du être et ce qu'il pourra être. Si simple, comme prendre un enfant par la main et s'émerveiller de son épanouissement. Si déconcertant chaque fois qu'on le regarde l'écoute de retrouver des secrets perdus en chemin. La fragilité d'un corps d'enfant observant la vie avec tout le savoir universel originel déposé en son âme et qui s'effrite et disparait pour n'être plus qu'un souvenir lorsqu'on est grand. Voilà le résultat de la programmation des dits civilisés, des dits intelligents et des dits supérieur.

Foutaise!

Seul Snorj, son fondateur et ses habitants semblent avoir retrouvé le chemin de la Vérité, de la Vie telle qu'elle devrait être. Il me faut trouver un des leurs en mission en bas. Obligé qu'il y est des gens à lui en bas il ne peut tout avoir là haut il doit forcément s'approvisionner en matière brut.

Le serveur pose les assiettes devant nous, me regarde en fronçant légèrement les sourcils, interrogateur. J'arrête aussitôt mon bullage, pose la main sur le bras de Jude.

Mangeons, on a de la route à faire.

Je sors des pièces de ma poche pour régler consommations et nourriture, partir n'en sera que plus vite fait.

Tu aimes ? c'est bon ?

je lui souris. Pour la première fois depuis que je l'ai croisé je me sens calme, détendue comme dans mon bain, les yeux fermés, un murex à l'oreille ramenant à moi un monde oublié plein de couleur.