Chaque pas laisse, dans un bruit sec, une marque dans la neige compacte.
Mes bottes me font souffrir. Le métal qui en renforce le cuir alourdit ma marche et m’empêche d’avoir le pas aussi vif qu’autrefois… Chasser est devenu difficile. Heureusement, si la vitesse ne suffit plus, les embuscades et l’effet de surprise marchent encore. J’ai fait signe silencieusement à ma femme de contourner le relief et je me suis glissé contre la surface rocailleuse, face au vent.
Le cerf ne nous a pas encore vu.


J’ai tiré l’arbalète de son épaisse house en cuir pour la poser sur le sol, doucement, avant de réajuster le viseur. Avec le blizzard, il m’est impossible de viser précisément. Il faut que le cerf vienne à moi.

J’attends, allongé dans la neige. J’attends… Mon doigt est posé délicatement contre la gâchette. J’ai soufflé doucement pour calmer mon rythme cardiaque et je me suis apaisé.


Et puis, un hurlement. Le cerf a relevé la tête, alerté par les cris de ma femme, et s’est rué dans ma direction afin de fuir le danger. Grave erreur. J’ai modifié l’angle de tir de quelques degré et j’ai pressé la détente.


~

Nous avons dépecé la viande à l’abri, dans les Cavernes Blanches. Le feu de camp allumé par ma femme réchauffe ma peau fissurée par le froid et calme mes douleurs.

La température a encore diminué… Dis-je, doucement. Il ne reste plus que Bakhtin… Peut-être que nous devrions réfléchir et accepter de nous y rendre.

Madelyn a hoché la tête en se mordant les levres.

Je ne suis pas certaine que… J’aurais préféré Brooke. Moins de chasseurs, moins de concurrents potentiels.

J’ai traversé la cage thoracique du cerf avec mon couteau, de haut en bas. La viande est déposée dans un petit récipient, auprès du feu. Madelyn m’a embrassé l’épaule avant de s’asseoir à mes côtés, un petit pot de sel sur ses genoux.

Brooke est probablement une ville déserte. Je ne veux pas être la seule personne vivante dans un endroit aussi grand. Ce serait d’une tristesse...

Peut-être oui, mais… Bakhtin ?

J’ai planté le couteau profondément dans un muscle du cerf, un instant, et je suis resté silencieux. La situation ne me plait pas plus, mais je ne sais pas quoi faire. Madelyn a récupéré la viande qu’elle frotte avec du sel, pour enfin la mettre à sécher dans la neige.

Bakhtin posséde des murailles, peut-être que cela arrêtera le vent. dis-je finalement. On ne peut plus cultiver, mais on peut continuer à chasser. Cela suffira peut-être.

Les proies finiront par disparaître. Il reste de l’herbe, mais…

Je sais…

J’ai levé les yeux sur notre petit traineau de fortune, déjà chargé de quelques kilos de viande.

Nous devrions aller vérifier les pièges avant de retourner à Bakhtin.

Madelyn a hoché la tête, sans grand espoir.

Nous ne sommes plus loin de Bakhtin.

Je saigne abondamment. Le piège à ours a mordu profondément dans mon flanc, jusqu’à un os que je sens poindre. Madelyn me soutiens et m’aide à marcher. Le traineau gît brisé au sol, en de multiples morceaux de bois, non loin du cadavre du sanglier qui nous a attaqué.
Je n’ai pas le cœur de le regarder. C’est autant de viande qui sera probablement gâchée…

Bakhtin est encore trop loin. Tu ne peux pas me porter jusqu’à là-bas.

Si. Si je le peux. Tu verras.

Le blizzard hurle et nos pas sont hésitants. Je perds du sang et j’ai la tête qui tourne. Un instant, j’ai trébuché et ma femme m’a retenu avec peine, chancelant sous mon poids. Madelyn m’a hurlé quelques mots, mais le vent dévore tout…

…Lumière ?… 

J’ai essayé de lui répondre, mais je n’y suis pas parvenu. J’ai sombré peu après dans l’inconscience, comme dans un lac d’eau noire et poisseuse, tête la première…

~

Le réveil fut douloureux. Le sac de madelyn est ouvert, répandu sur le sol. Tous les ustensiles de soin sont éparpillés sur la roche. Il n’y a pas de neige… Pas de neige…
J’ai passé ma main sur la roche à vif et j’ai poussé un soupir de soulagement.

Où sommes-nous ?

Je l’ignore. Ne bouge pas.

L’aiguille de Madelyn mord dans ma peau et laisse un nouveau point de suture sur mes cotes. J’ai serré les dents pour ne pas me plaindre de la douleur.
Madelyn a passé une bande de tissu autour de la plaie, une fois celle-ci refermée, après y avoir posé une compresse fraiche.

Tu avais raison, Bakhtin était bien trop loin.

Il ne fait pas froid, et pourtant j’entends le vent hurler et faire danser les cheveux de Madelyn sur ses épaules nues. Ses mèches se délient et glissent contre son dos.

Tu ne portes pas ton manteau.

Il faut chaud ici.

J’ai regardé aux alentours. Nous nous trouvons sur une sorte de promontoire, comme au sommet d’une montagne. Au-dessus, un ciel sans aucun nuages dans lequel le soleil s’allonge confortablement. De la brume se repose tout autour, jusqu’à perte de vue.
Cinq portes trônent non loin de nous. Une des portes est ouverte et donne sur un paysage enneigé.
Si j’en crois la position du soleil, il va bientôt être midi.

Où sommes-nous ?

Tu te répètes. Allonge-toi.

J’ai posé la tête contre mon sac, et je me suis efforcé de respirer normalement. Prendre un souffle plein force sur mes cotes et m’arrache une douleur peu agréable.

Il y avait une porte. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, ou où nous sommes, mais il y a eu de la lumière et une porte. La porte menait ici.

Madelyn a désigné la porte. À travers, je peux voir qu’il fait nuit et qu’il neige encore abondamment. Ma femme a rangé son sac, l’a balancé sur son dos et s’est levée soudainement en m’intimant d’un geste de rester allongé.

Repose-toi, c’est un ordre. Je vais chercher la viande que nous avons laissée dehors, et je reviens. Je doute que des animaux vivent ici. Ce lieu est bien trop étrange.

Elle a attrapé son manteau et a franchi la porte vivement. Elle s’est retournée dans l’encadrement et j’ai pu la voir battre des paupières pour se débarrasser de la neige qui encombre ses cils.

Attends-moi, je serai de retour dans un petit quart d’heure. Et ne bouge pas trop ou tu vas faire sauter tes points.

Elle a remis ses lunettes de protection, son bonnet et son écharpe avant de disparaitre dans l’entrebâillement de la porte.

~

Beaucoup de brume semble s’échapper par la porte entr’ouverte. Je me demande… Si la porte était fermée, la brume recouvrirait-elle entièrement ce monde ?
Nous sommes restés cinq jours. Ma femme est revenue et nous avons établi un petit campement de fortune jusqu’à ce que je me remette de mes blessures.
Nous avons tous les deux ignorés ce qui semblait vivre dans la brume. Il nous suffisait de nous dire que ce qui dansait à la périphérie de notre vision la nuit n’était que notre imagination.

Nous sommes retournés ensuite à Bakhtin avec la ferme intention d’informer la population de l’existence de ce petit monde de poche. Pas question d’être les seuls à en profiter.

Le verre a frappé la table, vide de la bière qu’il contenait un instant plus tôt.

Et pourquoi vous n’iriez pas à CLAPS, hein ? C’est vous qui l’avez découvert ! Il a frappé en riant du plat des deux mains sur la table pour accentuer son propos. Vous devriez en profiter ! Comme nous tous !

Je me suis resservi un imposant morceau de viande sur le rôtissoire, que j’ai enfourné dans ma bouche goulument.

Après tout, vous pourriez vous lancer dans… Je ne sais pas moi ? L’élevage ? La culture ? Quelque chose au chaud ! Qui voudrait vivre encore au froid ?

Un autre homme s’est élancé sur la table et a levé sa chope aussi haut que possible.

Au chaud ! À CLAPS ! 

Le rugissement de dizaines de voix s’unit et fait vibrer les murs.

À CLAPS !

Les rires retentissent et la soirée continue. J’ai vidé une nouvelle chope, alors qu’il se rapproche doucement, l’air soudain sérieux.

Non, vraiment, pourquoi tu ne viendrais pas avec nous tous ? Les gens qui restent sont ceux qui veulent compenser quelque chose ! Tu n’as rien à nous prouver, on connaît votre valeur. Venez avec nous, vous l’avez mérité !

Je ne sais pas, je suis bien sur Aalvarma… C’est mon pays, ce sont mes souvenirs, mes amis, ma femme… J’ai repoussé mon verre distraitement. Je ne peux pas vivre sans chasser.

Alors accepte au moins de passer de temps à autre ! Je t’assure que tu as ta place là-bas autant que nous.

J’ai hoché la tête.

Ils ont surgi de la brume par dizaine. Gouffres de dents et de griffes qui fond sur vous en un instant… J’ai vu un de mes amis se faire attraper et disparaître dans la brume en hurlant, tiré par une membrane couverte d’yeux.

Nous sommes partis en nous efforçant de tirer autant de carreaux d’arbalètes que possibles sur les monstres. Le couteau de ma femme s’est enfoncé dans un monstre composé de multiple poumons attachés à une ossature rudimentaire, sans effets apparents. Il s’est contenté d’avaler le couteau et de se retirer dans l’obscurité, dans un mouvement de félin contrarié.

Un homme s’est accroché à moi dans la panique, m’empêchant de fuir. Je l’ai poignardé avec un carreau et poussé de l’épaule dans la brume. Je me suis assuré que Madelyn se trouvait toujours dans les environs et j'ai repris la course.

Les portes ne sont plus très loin.

Je sais !


Nous sommes arrivés en courant sur le petit promontoire. Explorer la brume n’était pas une bonne idée et je suis le premier à le regretter.
Un groupe de survivant examine les portes en se bousculant, au milieu des injures et des exclamations.

Ce n’est pas la bonne porte mais un de ces idiots s’efforce de pousser celle marqué d’un S.

Je ne retourne pas sur Aalvarma ! Hors de question !

Tu ne sais même pas ce qui se trouve derrière cette porte !

Et alors, tu penses que c’est pire que le froid ? Pire que les monstres ? Allez tous vous faire foutre !

La deuxième porte fut ouverte.

Ce mec-là, Wiseau… Il propose d’utiliser la technologie de Snjor pour améliorer l’isolation des bâtiments à Bakhtin. Ce serait une bonne idée, tu ne penses pas ? Ca et de nouveaux vêtements, optimisés pour supporter le froid. Cela ne résoudra pas le souci mais cela pourrait l’atténuer.

Mon ami est resté silencieux. Son excitation de vivre à Snjor est bien retombée depuis l’autre fois. Il a haussé les épaules.

Comme tu veux.

J’ai regardé la neige tomber. Il est marrant de voir que la neige existe aussi à CLAPS mais n’apparait qu’à l’hiver. Je trouve cela reposant.


Quand la seconde porte fut ouverte, il y a des semaines de cela, la brume s’en est échappée et les monstres se sont évanouis. Ma femme a choisi d’ouvrir la troisième porte pour accélérer le mouvement.
La ville de CLAPS s’est stabilisée et la brume reste loin de la ville, si on excepte le district du Pied de la Brume.
Ce qui en sort est également moins agressif. Cela a maintenant apparence humaine. Certaines personnes venant de Cen appelle ces créatures des Fragments et militent pour leur offrir autant de droits qu’à des humains. C’est méprisable.

La neige tombe et recouvre le bord de ma fenêtre ainsi que le district de Verdivoir ou l’on m’a offert une maison.

J’ai tapoté du doigt sur son front pour attirer son attention qui semble porter ailleurs.

Hé ! Tu m’expliques pourquoi tu n’es plus intéressé par CLAPS ? Il y a quelques mois tu ne parlais que de ca. C’est ce qui est sorti de la brume qui te perturbe ? Parce que c’est terminé.

Non, non…

Alors, quoi ? CLAPS n’est plus la terre promise ? L’endroit que le froid n’atteint pas ?

Il s’est fendu d’un sourire.

Pendant des jours comme ca, où il neige jusqu’ici, j’ai tendance à croire qu’aucun endroit n’est pas atteint par le froid. C’est juste… 

Il a joué avec sa cuiller, du bout des doigts.

C’était à nous. Ca ne l’est plus. Nous ne sommes plus seuls.

Qu’est-ce que ca change ?

Rien, rien… Juste… 

Il a soupiré.

Laisse tomber. 


La neige tombe, tombe… Les lampadaires à huile importés de Snjor reflètent les flocons à travers leur halo lumineux. Je me suis perdu dans mes pensées un instant, avant de revenir à la réalité.

Bon, et maintenant ?

Nous ne sommes plus seuls alors… Il va falloir défendre notre monde et nos idées. C’est toi qui a trouvé cet endroit. Tout le monde est d’accord sur un point : c’est à toi de t’en occuper. Il a passé sa manche sur sa joue. Tu défendais Aalvarma quand personne ne le voulait. C’est à toi de nous représenter ici.

~

La soirée est passée et j’ai décidé d’accepter. La force d’Aalvarma ne sera pas laissée pour compte dans la ville de CLAPS.