Au commencement il n’y avait rien. Nous n’étions que néant et ignorance. Nos formes physiques n’étaient que fourmillement de matière, volutes de pensées et de mouvements, le chaos des étoiles et de la brume coulant dans nos veines enchevêtrées.

Nos consciences diluées dans le flot éternel de la brume… Pas d’autre pensées que le présent et aucune autre perspective que nos pauvres corps limités et brisés.


Et puis… Vint l’ouverture de la porte vers Aalvarma. L’imagination se répandit dans la brume comme de l’électricité dans un étang.
L’étincelle de conscience se propagea à nos corps. Nos formes furent sculptées par l’esprit des arrivants et bientôt, nous fûmes plus que ce que nous n’avions jamais été. Les deux arrivants, un couple venant d’un petit monde gelé, se trouvaient en position de faiblesse. L’homme venait d’être gravement blessé. Leurs pensées de peur et de mort se répandirent sur nous comme une pluie glacée, tordants nos formes.

Nous devinrent cauchemars et pensées morbides, fruits de l’inquiétude et de l’anxiété, blottis au fond des brumes…


Mais ce ne fut pas assez.


L’homme se remit de ses blessures, et bientôt d’autres gens vinrent, nous nourrissant de leurs pensées, de leurs souvenirs et de leur imagination. La plupart se révélèrent être des prédateurs. En conséquence, nous le devinrent également. La faim grandit en nous. Leurs rêves de dépeçage de cerfs, de lapins… Tous ces pièges, toutes ces embuscades. Nos estomacs devinrent réel et en conséquence, leurs besoins le devinrent également.


Une nuit, alors que tous dormaient, nous fondirent sur eux. Je me souviens avec bonheur avoir déformé ma bouche en une grande rangée verticale de dents en forme de scie avant de la plonger dans le sang chaud et sombre qui jaillit hors des veines de ce pauvre homme. Mes griffes sur son corps pour l’empêcher de se débattre, quelques secondes, et…

Cette expérience fut de courte durée. Les fuyards ouvrirent les deux autres portes pour améliorer leurs chances de survie. La brume s’enfuit en partie par ses deux ouvertures, ce qui réduit drastiquement notre zone de confort. La brume disparut tout autour de la montagne des Portes.

L’imagination, plus saine, venant des nouveaux arrivants nous changea.
Nous devinrent Fragments. Pendant de nombreux mois, les humains furent rassurés, persuadés que les cauchemars que nous étions n’existaient plus, remplacés par les pacifiques Fragments à l’apparence humaine qui sortaient parfois de la brume, incarnation des rêves et des fantasmes qu’ils pouvaient entretenir au fond de leur sommeil.

Nous sommes toujours là, au fond de vos nuits. Vous verrez…

Un nouveau corps fut retrouvé dépecé dans le District du Pied de la Brume. Encore une fois, l’oeuvre d’un fragment issu de Berith.

Siobhan et Wiseau sont assis à la grande table, accompagnés de toute leurs équipes. Je suis venu seul.
Quelques Fragments sont là : travaillant pour CLAPS, certains ont trouvés une place de choix pour faire usage de leurs talents. Ignorant qui est humain et qui ne l’est pas, je ne prendrai pas de risques.

Monsieur Maduro ? Siobhan s’est fendue d’un grand sourire. Votre assistant nous a fait savoir que nous devions nous réunir, mais je ne crois pas avoir reçu l’ordre du jour.

Oui Fis-je, adossé au mur de l’entrée. Mais avant toute chose, j’aimerais m’adresser aux Fragments présents : la discussion qui va suivre vous concerne directement, je vais donc vous demander de sortir de cette pièce.

Wiseau est resté silencieux, Siobhan a pesé le pour et le contre et ce que cela sous-entendait politiquement à une vitesse folle.

Bien, fit-elle, j’imagine qu’il n’est pas nécessaire d’essayer de vous demander de vous expliquer ou de vous faire changer d’avis. Votre décision est déjà prise. Dites-nous juste, est-ce encore lié à votre mépris des Fragments ou est-ce motivé par quelque chose de plus solide, cette fois ?

Quelque chose de plus solide.

Siobhan a fait un petit signe de la tête envers certains de ses collaborateurs. Une dizaine de personnes sont sortis de la salle. J’ai refermé la porte derrière eux et je me suis assis à ma place.

Quelque chose est en train de se produire, dis-je calmement. J’ai sorti les photographies des dizaines de meurtres qui se sont produits en quelques semaines pour les étaler sur la table, à la vue de tous. Les Fragments issus de Berith sont hors de contrôle. En acceptant tous les Fragments sans distinction, nous participons au meurtre de nos concitoyens.

Wiseau fut plus rapide que Siobhan.

Que souhaiteriez-vous que l’on fasse ? Nous ne connaissons que peu de chose sur les Fragments, il nous est difficile de prendre une décision sans connaissance plus stricte sur leur nature.

Justement. Le dossier est terminé depuis ce matin. J’ai distribué à chacun de petites feuilles manuscrites. Vous vouliez des informations ? En voilà. Tous les Fragments possèdent les mêmes talents, bien qu’ils n’apparaissent pas de la même façon. Ils sont polymorphes, peuvent induire des hallucinations et altérer les émotions d’une personne.

Siobhan m’a interrompue.

Vos informations sont en contradiction avec les miennes. Ou bien est-ce seulement du mensonge par omission ? Donnez-nous toutes les informations ou je le ferai.

Bien. Ces talents ne sont effectivement similaires qu’en apparence. Un Fragment issu d’Alcheringa sera lié aux rêves. Il ne pourra pas prendre de forme cauchemardesque, alors qu’un fragment issu de Berith le pourra. J’ai balancé d’une main mes propres propos. Seulement voyez-vous, ces informations sont fausses. Il est prouvé qu’un Fragment issu d’Alcheringa peut devenir un cauchemar, alors qu’un Fragment issu de Berith peut devenir un simple rêve. Je veux donc changer ce status pour en introduire trois qui reflétent au mieux ces… Gens.

Wiseau a plissé les yeux.

Trois catégories, donc ?

Exactement. Fragments de rêve, Fragments d’idées et Fragments de cauchemar. Soyons plus clair, plus précis.

N’essayez pas de nous faire croire que la réunion d’aujourd’hui n’a pour but qu’un simple changement de nom et de status. Personne ici n’avalera ca.

En effet. Siobhan, pourriez-vous nous donner vos informations sur les Fragments ?

Elle a hésité, avant d’y consentir.

Eh bien, si je m’en réfère à vos nouvelles catégories, les Fragments de rêve peuvent changer de formes à volonté, induire de légères hallucinations sans gravité ni conséquence, ainsi que modifier les émotions d’une personne pour les rendre plus agréables. Rien de bien important, si ce n’est que le changement de forme peut être utilisé à mauvais escient.

Continuez.

Les Fragments d’idées proviennent de Loci, j’imagine ? Ils peuvent également changer de forme, mais le reste peut être décris comme des hallucinations liées à l’art ou au domaine des idées. Les Fragments d’idées peuvent inspirer à quiconque des bouffées d’inspiration. Ils sont aussi liés au concept qui les a fait naitre. J’ai déjà vu un Fragment de Loci lié à l’idée de Dessin générer des croquis dans la paume de sa main.

Elle s’est arrêtée et est devenue nerveuse.

Voulez-vous que je m’occupe de la dernière catégorie de Fragments ?

Siobhan a hoché la tête, discrètement.

Les Fragments de cauchemars sont ce qu’il y a de pire au fond de notre âme. Ce sont des prédateurs qui n’existent que pour nous dévorer. Ces Fragments se repaissent de chair humaine et marchent parmi nous. Ils peuvent changer de formes, comme tout Fragments, mais ils peuvent également faire apparaître nos angoisses sous forme d’illusion ou provoquer chez nous la peur, la haine, l’anxiété, la panique…

Que voulez-vous exactement que l’on fasse ! Explosa Wiseau. Soyez clair !

Traquer, débusquer et tuer ces créatures. Voilà ce qu’il faut faire.

Le silence s’est fait dans l’assemblée.

Vous voulez… Siobhan s’est frotté l’arête du nez comme pour arrêter un mal de tête naissant. Vous voulez tuer certains de nos citoyens ?

Seulement les Fragments de Cauchemars. Je veux qu’un groupe de chasseurs soit constitué. Ces choses peuvent se cacher parmi nous et ils nous tuent, lentement.

Il est hors de question…-

Wiseau a coupé Siobhan d’un geste.

Je tiens à dire que ces choses ne sont pas humaines. Elles se font passer pour humaine en changeant de forme, mais ces cauchemars sont effectivement des loups déguisés en mouton blanc. Je pense que la proposition de Maduro…

La proposition de Maduro est dégueulasse! On ne peut pas exécuter des citoyens sans procès équitable et sans une enqu…

On peut ! Et on doit ! Ces choses sont des cauchemars ! Ce sont NOS cauchemars matérialisés ! Soyons réalistes une seconde !

Wiseau et Siobhan se sont levés et se sont mis tous deux à crier l’un sur l’autre, sans plus s’écouter. J’ai attendu qu’ils baissent un peu d’un ton, au bout d’un quart d’heure, pour proposer un vote.


Siobhan fut la seule à voter contre la formation de ce groupe.


Bien fis-je. Demain, je commencerai à recruter et à former des chasseurs. Je propose qu’un nom leur soit donné.

Un des jeunes assistants proposa Marcheurs de Brume, ce qui me convint tout à fait.

Les Marcheurs de Brume traqueront, débusqueront et exécuteront les Fragments de Cauchemars. Notre ville n’en sera que plus sûre. Vous verrez.


La salle s’est progressivement vidée.

Vous n’êtes qu’une ordure, Maduro.

Siobhan a chuchoté ces propos, mais je crois que Wiseau les a également entendus.

J’ai fait ce qui devait être fait.

Je suis parti avec le reste du groupe, laissant Siobhan et Wiseau seuls dans la salle.

Je suis restée longtemps à le fixer, furieuse. J’aimerais pouvoir le liquéfier d’un seul regard mais malheureusement, je n’ai pas cette capacité. Wiseau se tiens assis, en face de moi, et il réfléchit à ce qu’il pourrait dire pour justifier son vote.

Ecoute, je...

Espèce d’abruti, tu viens de donner l’autorisation à ce taré de faire sa propre milice personnelle !

Milice ? Mais…

Une milice avec le droit de tuer à volonté ! Tu te prends pour qui ?! Nous sommes censés être là pour prendre des décisions sensées ! Réfléchir avant d’agir ! Et protéger nos concitoyens, bordel de merde !

Je suis désolé. Je pense… Je pense que Maduro a raison, en un sens. Il ne veut tuer que les cauchemars. Les autres Fragments sont sains et sauf.

Il va y avoir des dérapages. Ils seront sur ta conscience, pas sur la mienne. Putain, Wiseau, on a des vies en main là, on ne décide pas quel sera le prochain menu à la cantine !

Calme-toi ! C’était un vote ! Nous avons voté. Nous avons pris une décision, que tu la juges responsable ou non, c’est une décision qui vient d’être prise collectivement.

Je me suis arrêtée une seconde pour prendre une grande inspiration. Quelque chose m’échappe, je le sens.

Donne-moi une seule bonne raison d’accepter la création de ces chasseurs, de ces… Marches Brumes. Une seule.

J’en ai une. Viens.

Il s’est levé et s’est dirigé d’un pas rapide vers la sortie.

Où allons-nous ?

Dans les brumes de Berith. Si tu parviens à y rester plus d’une heure sans revenir sur ton vote, alors d’accord. J’irai voir Maduro et je lui dirai que cette équipe de chasseur n’est pas nécessaire.

Une heure ?

Une heure. Et si tu n’y parviens pas, alors… Tu devras reconnaître quelque chose. Ce sera à toi de décider de quoi il s’agit.

Je n’ai pas changé d’avis. Mais j’ai adouci ma position.
Quand il n’est pas possible de se réveiller d’un cauchemar, alors c’est à nous de protéger la population.

Mais tout doit être sévèrement encadré. Un code des Marcheurs de Brume fut mis en place.

Quelqu’un doit rester dans le conseil. Quelqu’un pour défendre les Fragments contre tout abus.

Je serai là pour m’assurer que Wiseau et Maduro ne massacrent pas des innocents. Chaque Marcheur de Brume sera formé par Maduro, mais en cas d’erreur ? C’est à moi qu’ils devront rendre des comptes. Et je ne serai pas tendre.

Amis Marcheurs, assurez-vous d’exécuter des Cauchemars, et des cauchemars uniquement. Dans le cas contraire, je m’assure que vous finissiez vos jours dans la plus belle de nos prisons.

J’ai entendu la nouvelle, j’ai vu les gens s’armer d’arbalètes et de fusils.

Vous voulez nous chasser ? Très bien. Mais faites attention. Parfois le chasseur devient chassé.

Nous resterons à portée d’ombres, à attendre que votre gorge tombe sous nos dents, quelque part sous votre lit, dans votre armoire, dans les rues sombres que vous traversez la nuit…

Nous sommes toujours là, et à chaque innocent que vous tuerez par erreurs, le vent portera nos railleries jusqu’à vous.
Vous n’êtes rien. Cette ville, ces rues, ce sont nos terrains de jeu préférés.


Mais allez-y. Nous aiguiserons nos griffes en attente de notre prochaine rencontre.